Lettre de Jaber Lutfi, membre du jury , Salon du printemps 2016

Merci de m’avoir invité à participer au choix des oeuvres exposées au salon du printemps 2016. Expérience formidable. Et je pense pouvoir parler au nom du jury en disant que c’est avec beaucoup de modestie que nous nous sommes prêtés à l’exercice.
Un jury? De quoi je me mêle?
L’acte créateur vécu dans l’intimité de l’artiste est toujours une grande aventure. Toujours. Qu’on soit débutant ou chevronné. Regrouper les traces de nos différentes expériences dans une même salle d’exposition est une fête où nous nous mirons les uns dans les oeuvres des autres.
Voyez-vous le risque pour l’artiste?
Lors d’une exposition collective nous nous regardons mutuellement par l’entremise des oeuvres pour voir ce que nous avons de singulier et de commun, de grossier et de raffiné. Nous y sommes collectivement nus, car qui voit se montre. L’art est vaste et nous y sommes tous perdus, éperdus. Ça prend beaucoup d’humilité et de confiance pour dévoiler ce que son regard a capté du réel et ce qu’il n’a pas encore perçu. Les yeux sont le miroir de l’âme dit-on? Et comment!
Que vient faire un jury dans un rapport aussi intime? De quoi je me mêle?
Attribuer un prix c’est comme traverser une prairie avec ses gros sabots pour ne conserver que quelques fleurs. Que de choses délicates et étranges nous échappent! Les fleurs dans notre vase représentent la praire mais ne sont pas la prairie. Où sont les bourgeons? Les graines? Les insectes? Le réseau de racines? La rosée? Le temps? Où est la prairie? Elle est disparue derrière le signe floral.

De même, ce qui fait l’humus d’un rassemblement d’oeuvres artistique s’estompe derrière ce que le jury choisit de séparer du reste. Ce n’est jamais vraiment sérieux un jury malgré ses airs sacrés. L’art est ailleurs.
La reconnaissance est un jeu trouble. Il faut se méfier des prix attribués par un jury.
J’ai vu un artiste s’empêcher de développer la part intellectuelle de son oeuvre car un jury d’éminents artistes avait honoré ses tableaux les plus hésitants. Longtemps il n’a fait que se répéter craignant que la raison étouffe son élan. Pourtant le jury n’a voulu que dire « on peut faire de l’art avec si peu d’assurances ».
Un autre qui avait toujours peint des tableaux abstraits gestuels venait de réussir une nature morte réaliste peaufinée. Le jury ne l’ayant pas sélectionnée, il a laissé tomber pendant un bon moment. Pourtant sa nature morte lui avait demandé plus de sensibilité que son oeuvre plus “spontanée”.
Un juré, plus souvent qu’autrement, se sert des oeuvres qui lui sont “soumises” pour pointer une direction, souligner ce qu’il voudrait dire de l’art. En fait, il poursuit son discours personnel.
Or ce qu’on dit de l’art est toujours plus petit que ce qu’on y fait. Si on montre son oeuvre c’est moins pour qu’elle soit encadrée dans un vase que pour inviter les autres à faire comme nous : ramper dans l’herbe. Nous invitons le spectateur à cesser d’être spectateur et à s’enraciner parmi les plantes vivantes. C’est en prairie que les artistes s’épanouissent le mieux. Pour percevoir l’art il faut en faire.
Les honneurs nous font basculer du mode intime au mode public. De l’art à la culture. Ce n’est pas la même chose. Le vase est la culture. La prairie est l’art.

J’ai eu beaucoup de plaisir à jouer au jury. Il faut prendre ce qu’on y a fait pour ce que c’est : une conversation entre trois artistes dont il ne vous parvient que les traces sous forme de trois prix et trois mentions. Ce qu’on a tenté de vous dire ne peut vous parvenir avec précision.
À quoi ça sert alors? Surtout à alimenter la conversation entre les artistes.
Nous avons fait le choix de garder au moins une oeuvre de chaque artiste. Qui sommes nous pour dire qu’une oeuvre n’est pas montrable? Ça n’aurait pas eu de sens. Nous sommes des artistes pas des agents de communication. La prairie, on connait!
On aurait pu exposer toutes les oeuvres proposées. Mais nous avons choisi de jouer un peu. Parfois on a choisi de montrer seulement l’oeuvre qui nous a parue la plus étoffée, la plus “serrée” ou la plus étrange des deux proposées. Parfois on a voulu faire un signe à l’artiste, lui indiquant ce qu’on aimerait voir développer.
Pour les prix. Que c’est dur de choisir! Plusieurs oeuvres auraient pu faire partie des six que nous avons préférées. Mais, c’est une autre limite du jeu.
Si vous en avez envie, vous pouvez m’écrire personnellement pour connaitre les commentaires que j’ai fait sur vos oeuvres durant le jury. Une photo de vos oeuvres m’aiderait à y associer vos noms.
Jaber Lutfi
www.jaberlutfi.com
Jaberlutfi@gmail.com